• Nov 19, 2025

Jeux de société et fréquence cardiaque : quand la physiologie rencontre le jeu

*Nouvelles perspectives en neurosciences* Points clés : • Le biofeedback de la fréquence cardiaque peut être intégré directement dans la mécanique des jeux de société pour moduler la tension, la coopération, la tromperie et la stratégie, sans sacrifier l’essence tactile et sociale des jeux de plateau. • À travers un processus de recherche par le design (Research-through-Design) de 18 mois, Tu et ses collègues ont développé One Pulse : Treasure Hunter, un jeu de déduction sociale dans lequel les données de fréquence cardiaque en temps réel pilotent les missions, les échecs et les informations cachées. • Les compromis de conception identifiés — comment afficher la physiologie, comment l’espace et le placement des joueurs modifient l’interaction, et dans quelle mesure il est « juste » d’utiliser la FC dans la tromperie — offrent des leçons précieuses pour les cliniciens en biofeedback et neurofeedback souhaitant créer des environnements d’entrainement plus ludiques et engageants.

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Dans un article récent présenté à la conférence CHI 2025, Tu et ses collègues posent une question en apparence simple : que se passe-t-il si l’on apporte le biofeedback de la fréquence cardiaque à la table de jeu, et qu’on en fait une règle centrale plutôt qu’un simple indicateur en arrière-plan ? Leur étude, Designing Biofeedback Board Games: The Impact of Heart Rate on Player Experience, est une nouvelle recherche émergente avec des perspectives originales, à l’interface entre l’interaction homme–machine, la psychophysiologie et le game design.

Les jeux de société sont déjà de petits laboratoires sociaux : on bluffe, on coopère, on ressent de la tension, on s’attache un peu trop à des jetons en carton… puis on essaie de rester amis après la partie. Ajouter le biofeedback dans ce cocktail transforme le corps en un composant de jeu supplémentaire. Votre fréquence cardiaque peut trahir votre bluff, faire échouer votre équipe, débloquer un pouvoir ou être utilisée contre vous par vos adversaires. Les auteurs explorent comment faire tout cela sans transformer une soirée conviviale en démonstration gadgetisée et lourde.

Dans ce contexte, le biofeedback désigne les méthodes qui mesurent des signaux physiologiques — tels que la fréquence cardiaque, la respiration, la conductance de la peau ou la tension musculaire — et renvoient ces informations en temps réel à la personne afin qu’elle puisse apprendre à les réguler volontairement. Le neurofeedback est une forme particulière de biofeedback qui utilise l’activité cérébrale (souvent l’électroencéphalographie, ÉEG) comme signal d’entrainement, aidant le cerveau à apprendre des modes de fonctionnement plus sains ou plus efficaces. Nous garderons ces définitions ici dans l’introduction uniquement et les utiliserons de façon implicite par la suite.

Ce qui rend cette étude particulièrement intéressante pour notre univers clinique du biofeedback et du neurofeedback, ce ne sont pas seulement les gadgets, mais surtout la démarche de conception. Tu et ses collègues adoptent une approche de recherche par le design (Research-through-Design, RtD) pour co-créer itérativement un jeu de déduction sociale pleinement jouable, One Pulse : Treasure Hunter, avec la fréquence cardiaque au cœur du système. Au passage, ils montrent comment l’espace physique, les rôles sociaux, les choix d’affichage et les enjeux de justice perçue façonnent l’expérience de la physiologie comme mécanique de jeu.

Si vous avez déjà essayé de garder un adolescent avec un trouble du comportement engagé dans un entrainement de variabilité de la fréquence cardiaque (VFC), ou un adulte en épuisement professionnel concentré pendant des séances alpha-thêta, vous sentez probablement déjà où tout cela nous mène : il y a beaucoup à emprunter à ce travail pour rendre l’entrainement psychophysiologique plus ludique, plus social et plus « accrocheur ».


Méthodes

Tu et ses collègues ne testent pas une intervention thérapeutique ; ils construisent et affinent plutôt un système de jeu dans lequel la fréquence cardiaque devient une mécanique centrale. Leur méthodologie est donc résolument centrée sur le design, itérative, avec de forts volets qualitatifs. Sur 18 mois, ils traversent trois grandes phases de recherche, chacune alimentant la suivante.

Cadre Research-through-Design

Les auteurs adoptent explicitement une approche de Research-through-Design (RtD), structurée à l’aide du modèle du « double diamant » : diverger pour explorer les possibilités, puis converger pour affiner et livrer un design concret.

Au fil des phases, ils travaillent avec :

  • 10 concepteurs de jeux de société analogiques passionnés (Phase 1)

  • 20 chercheurs en interaction homme–machine (HCI) lors d’ateliers de design participatif (Phase 2)

  • 5 experts de l’industrie (concepteurs, propriétaire de café-jeux, éditeur, artiste ; Phase 3)

Le résultat n’est pas seulement un cadre conceptuel, mais un prototype jouable — One Pulse : Treasure Hunter — qui incarne leurs choix de design concernant le biofeedback de fréquence cardiaque dans des jeux de plateau multijoueurs.

Phase 1 – Attitudes face à l’intégration du numérique (RP1)

La Phase 1 pose une question simple mais importante : que pensent réellement les concepteurs de jeux de société analogiques de l’intégration d’éléments numériques et de données physiologiques dans leurs jeux ?

  • Participants : 10 concepteurs et passionnés de jeux de société analogiques (niveaux d’expérience variés, principalement en Amérique du Nord et en Europe).

  • Méthode : entretiens semi-structurés (~29 minutes en moyenne), menés en ligne ou en présentiel.

  • Focales :

    • Degré de confort avec l’utilisation de données de fréquence cardiaque dans des jeux de tromperie sociale.

    • Inquiétudes liées à l’équité, à la complexité et au caractère intrusif.

    • Réflexions sur la manière dont l’espace physique et la disposition des joueurs modulent les signaux sociaux.

L’analyse thématique fait émerger trois « philosophies de design » qui deviennent la colonne vertébrale des phases ultérieures :

  • Espace de jeu et interaction sociale – comment la disposition, la distance et la configuration de la table influencent les signaux sociaux et la tromperie.

  • Affichage des données biométriques – où et comment la fréquence cardiaque doit être présentée (affichage partagé vs individuel, valeurs numériques vs symboles).

  • Courbe d’apprentissage et usage dans le temps – comment les joueurs s’adaptent aux mécaniques de fréquence cardiaque et comment la stratégie évolue au fil des parties.

Phase 2 – ateliers de design participatif (RP2)

La Phase 2 transforme le problème en dessins, maquettes et idées concrètes. Deux ateliers de design participatif rassemblent 20 chercheurs en HCI ayant une expérience hybride des jeux de société.

Les participants doivent esquisser trois éléments :

  • Comment ils imaginent l’espace de jeu (table, pièce, disposition des joueurs).

  • Comment ils afficheraient les données de fréquence cardiaque.

  • Quelles mécaniques de jeu pourraient utiliser la FC de manière intéressante.

À partir de ces esquisses et des discussions de groupe, les auteurs identifient sept « implantations de croquis de design » (Design Sketch Implementations, DSI) pour l’affichage de la FC :

  • DSI1 – Affichage tête haute (type casque/VR).

  • DSI2 – Affichage sur montre intelligente (avec haptiques comme déclencheurs).

  • DSI3 – Affichage sur t-shirt avec LEDs.

  • DSI4 – Affichage sur smartphone (suggestion la plus fréquente).

  • DSI5 – Affichage sur le plateau/la table ou surface interactive.

  • DSI6 – Affichage via des accessoires (armes, artefacts montrant la FC).

  • DSI7 – Affichage via des cartes (événements déclenchés par RFID, style escape game).

Principales décisions méthodologiques issues de cette phase :

  • Utiliser des affichages numériques de fréquence cardiaque (battements par minute), et pas seulement des couleurs ou des icônes, pour plus de clarté.

  • Tenir compte des différences de base : certains joueurs ont une fréquence cardiaque de repos naturellement élevée ou basse, ce qui compte pour l’équité.

  • Explorer des dispositions assises unifiées vs non unifiées : distances égales entre joueurs versus configurations plus asymétriques, avec des rôles plus marqués.

Phase 3 – Revue par des experts et prototypage de jeu (RP3)

La Phase 3 bascule vers l’implémentation concrète et l’itération rapide avec cinq experts de l’industrie (concepteurs, propriétaire de café-jeux, éditeur, artiste).

Choix du matériel

Les experts aident à sélectionner un capteur de fréquence cardiaque qui équilibre coût, précision et confort : la ceinture thoracique Polar H10. Raisons :

  • Mesure de type ECG, avec une bonne précision pour les changements rapides.

  • Moins d’artefacts de mouvement que les dispositifs au poignet, lorsque les joueurs manipulent des pièces.

  • Accès à une API pour l’intégration avec le système de jeu.

Les données de fréquence cardiaque sont transmises via Pulsoid vers des smartphones, qui servent d’écrans visibles pour la FC des joueurs en temps réel.

Système de jeu : One Pulse – Treasure Hunter

L’issue de cette phase est un prototype pleinement jouable :

  • Nombre de joueurs : 5 (3 Chasseurs, 2 Gardiens/espions).

  • Genre : jeu de déduction sociale.

  • Thème : forêt en ruines, portails, missions de trésor.

  • Mise en place : chaque joueur porte une ceinture Polar H10 ; chacun dispose d’un smartphone sur un support imprimé en 3D, orienté vers l’extérieur et donc principalement visible par les autres.

Les mécaniques centrales liées à la FC incluent :

  • Seuil de FC de groupe : si la somme des fréquences cardiaques des Chasseurs dépasse un seuil (somme des FC de repos + 10 bpm) pendant plus de 30 secondes, la mission échoue.

  • Bonus de synchronisation : si les Chasseurs parviennent à synchroniser leurs fréquences cardiaques dans une fenêtre de 10 bpm pendant 10 secondes, toutes les données de FC sont cachées lors de la mission suivante.

  • Déblocage de trésor : la réussite d’une mission donne une carte permettant de cacher la FC de n’importe quel joueur pendant une minute en déclenchant un accessoire « coffre au trésor ».

Les cartes Trésor définissent des tâches comme :

  • Retenir sa respiration pendant 30 secondes.

  • Rester immobile.

  • Fixer sa propre FC.

  • Se tenir la main.

  • Sauter ou lancer des pièces.

Ces missions modulent volontairement l’activation et la FC, créant une tension intéressante entre régulation physiologique et stratégie de tromperie.

Un test de jeu ultérieur, dans un café-jeux, fournit des observations qualitatives sur la manière dont les joueurs réagissent réellement à ces mécaniques « dans la nature ».


Résultats

Plutôt que de présenter des statistiques, l’article propose un ensemble riche d’implications de design et d’observations. On peut les regrouper en trois grands domaines : l’espace physique, l’affichage et les données, et la dynamique sociale.

Espace de jeu et disposition des joueurs

À partir des entretiens et ateliers, les auteurs constatent que la configuration physique du jeu a un impact important sur la manière dont la fréquence cardiaque est perçue et utilisée.

  • Disposition unifiée – lorsque les joueurs sont à distance égale autour de la table, l’interaction semble plus égalitaire. Les signaux non verbaux se lisent plus facilement, et l’intensité émotionnelle est plus partagée.

  • Disposition non unifiée – des configurations asymétriques peuvent créer des dynamiques de pouvoir perçues (par exemple un joueur isolé sur un côté, ou une position de « bout de table »), ce qui peut renforcer la domination dans la conversation et influencer les résultats de tromperie.

Les joueurs décrivent les configurations serrées comme « claustrophobes mais intenses » : tout le monde ressent la tension de tout le monde. Des configurations plus espacées diminuent cela, mais peuvent affaiblir la lecture subtile des signaux sociaux qui rend le biofeedback intéressant.

Affichage des données biométriques

L’espace de conception pour l’affichage de la fréquence cardiaque s’est révélé étonnamment vaste, mais l’équipe converge sur les smartphones comme implémentation la plus pragmatique. Principaux résultats :

Les écrans de smartphone sont :

  • Familiers (de nombreux jeux de société hybrides reposent déjà sur des applications).

  • Peu coûteux à mettre en œuvre (la plupart des joueurs possèdent déjà un smartphone).

  • Flexibles : ils peuvent afficher des moyennes de groupe, des FC individuelles ou des périodes temporaires de masquage des données.

Visibilité : un enjeu central

  • Lorsque les affichages sont entièrement partagés, la FC devient une ressource sociale : les joueurs pointent du doigt, plaisantent, accusent et élaborent des stratégies en fonction des variations numériques.

  • Lorsque les données sont partiellement cachées (par exemple via un trésor débloqué ou un bonus de synchronisation de FC), les joueurs se fient à nouveau davantage aux indices interpersonnels.

Numérique vs symbolique : les participants et les experts privilégient des valeurs numériques en bpm. Un affichage purement symbolique (par exemple uniquement des couleurs) est évocateur, mais peut sembler arbitraire ou injuste si les joueurs ne savent pas ce que « rouge » signifie réellement par rapport à leur propre ligne de base.

Différences de base : les joueurs ayant une fréquence cardiaque de repos naturellement élevée se sentent parfois désavantagés ou « exposés » par rapport à ceux ayant une FC de repos plus basse. Cette question d’équité apparaît dans les négociations et les accusations de rôle.

3. Dynamique sociale, tromperie et fréquence cardiaque

Le test de jeu de One Pulse : Treasure Hunter révèle comment une FC en direct influence réellement les interactions :

Les conversations se cristallisent autour de la FC : les joueurs commentent continuellement les chiffres (« Regarde, tu as fait un pic quand je t’ai accusé ! »), ce qui peut à la fois enrichir et perturber la réflexion stratégique.

Des leaders de parole émergent : un ou deux joueurs interprètent souvent les données de FC à haute voix, contrôlant de fait la perception du groupe et les accusations.

Associations rôle–FC :

  • Les Chasseurs (qui disent la vérité) tendent à montrer des FC moyennes plus basses.

  • Les Gardiens (qui mentent) présentent des FC plus élevées, reflétant probablement la charge cognitive, l’anxiété ou l’excitation.

Ces différences sont suffisamment visibles pour que les joueurs commencent à traiter les changements de FC comme de possibles indicateurs de mensonge — même si, point important, ces indices sont loin d’être parfaitement fiables.

Enjeux d’équité : certains joueurs soutiennent que leur « fréquence cardiaque naturellement élevée » ne devrait pas être utilisée contre eux, révélant la tension entre individualité physiologique et équilibre du jeu.

Globalement, les résultats montrent que la fréquence cardiaque peut réellement intensifier la tension, soutenir des mécaniques nouvelles (comme le calme synchronisé) et approfondir la déduction sociale — à condition que les concepteurs respectent les enjeux d’équité, de visibilité et de charge cognitive.


Discussion

Tu et ses collègues cherchaient à explorer comment le biofeedback de la fréquence cardiaque pouvait être intégré de manière significative dans des jeux de société multijoueurs. Ce qu’ils livrent en réalité, c’est une carte de tensions de design qui semblera très familière aux cliniciens travaillant avec des outils psychophysiologiques : combien montrer, à qui, sous quelle forme, dans quelles conditions sociales, et avec quelles attentes.

Voyons quelques grands thèmes, puis faisons le lien avec la pratique du biofeedback et du neurofeedback.

De la physiologie brute au jeu signifiant

Un défi central abordé par l’article est le suivant : comment transformer des données de fréquence cardiaque bruyantes, individuelles et dynamiques en quelque chose qui semble, pour les joueurs, à la fois juste et amusant ?

Plusieurs choix de design sont particulièrement éclairants :

Utiliser des seuils basés sur les FC de repos des joueurs, plutôt que des valeurs absolues, reconnaît l’individualité physiologique.

Encadrer la FC non seulement comme un risque (la mission échoue si le seuil est dépassé), mais aussi comme une ressource (synchroniser sa FC permet de cacher les données ; les trésors débloqués permettent de manipuler l’information) transforme la physiologie en outil stratégique, plutôt qu’en simple détecteur de mensonge.

Permettre aux joueurs d’influencer la FC des autres (par exemple en provoquant, en taquinant pendant les missions) renforce la dimension intrinsèquement sociale du biofeedback en groupe.

En langage clinique : ils construisent des contingences autour des états physiologiques. La fréquence cardiaque n’est pas simplement mesurée ; elle a des conséquences immédiates et significatives dans le système. C’est exactement ce que nous cherchons à faire en biofeedback et en neurofeedback — avec simplement moins de coffres aux trésors et de cris d’accusation.

Le contexte social n’est pas un accompagnement

L’un des messages les plus forts de ce travail est que la pièce compte. Que les joueurs soient serrés épaule contre épaule autour d’une table ronde ou répartis autour d’une grande table change la facilité avec laquelle ils peuvent lire les micro-expressions, le langage corporel, et même remarquer les fluctuations de FC sur les écrans.

Dans un contexte de training réel :

Les séances de biofeedback de groupe (par exemple, cours de VFC ou groupes de relaxation) présenteront naturellement des dynamiques similaires. Qui s’assoit où, qui peut voir les données de qui, et qui a tendance à dominer l’interprétation changent la façon dont les participants se sentent en sécurité — ou exposés.
Une disposition « unifiée » avec des distances égales et une visibilité partagée peut favoriser des interactions plus équilibrées, mais augmenter aussi l’anxiété de ceux qui se sentent déjà jugés.
À l’inverse, une disposition « non unifiée » (comme dans une configuration thérapeute + client) peut explicitement structurer le pouvoir et la sécurité, mais rendre les données physiologiques partagées moins ludiques et plus évaluatives.

Tu et ses collègues montrent, dans un laboratoire ludique, comment ces décisions spatiales se jouent lorsqu’on rend la physiologie publique.

La fréquence cardiaque comme sérum de vérité ? Prudence

Le jeu incite les joueurs à traiter les pics de FC comme des déclencheurs de suspicion. Et en effet, dans leur test, les joueurs en situation de tromperie présentent souvent des FC plus élevées. Mais l’article insiste sur le fait que ce n’est ni parfaitement fiable, ni forcément juste, surtout dans un contexte de loisir où les personnes arrivent avec des lignes de base et des niveaux d’anxiété très différents.

Pour les cliniciens, c’est un rappel utile :

La fréquence cardiaque et la VFC sont de puissants indicateurs d’activation et de régulation, mais en aucun cas des métriques morales.

Les personnes présentant une anxiété de trait élevée, des particularités cardiovasculaires, des effets médicamenteux ou des profils neurodéveloppementaux spécifiques peuvent réagir par des « faux positifs » à la pression sociale.

Si l’on transforme la physiologie en « preuve » (tu mens, tu ne fais pas d’effort, tu n’es pas assez relax), on risque plus d’induire de la honte que du changement.

Le format jeu offre un bac à sable relativement sûr pour cette dynamique ; la pratique clinique réelle, beaucoup moins.

Leçons de design pour la pratique clinique

Même si l’article appartient au monde de la HCI et du game design, plusieurs décisions concrètes sont directement transférables au travail en biofeedback/neurofeedback :

  • Rendre le feedback diégétique autant que possible

  • Dans le jeu, l’information de FC est intégrée à la fiction (chasse au trésor, portails, missions).

  • En clinique, on peut de la même manière intégrer le feedback dans des récits signifiants : vols à travers un ciel calme, « bouclier » qui se recharge grâce à la respiration régulée, missions coopératives avec des cibles partagées de régulation de groupe.

  • Équilibrer visibilité et confidentialité

Les auteurs expérimentent avec des affichages partagés, des écrans individuels et des périodes de masquage temporaire de la FC.

En thérapie, on pourrait :

  • Laisser les clients choisir quand montrer leurs tracés à un parent ou un partenaire.

  • Utiliser des « métriques de groupe » (par exemple la VFC moyenne) dans les classes plutôt que des tracés individuels projetés au mur.

  • Récompenser le processus autant que le résultat

  • Synchroniser les FC en groupe pour débloquer des informations cachées récompense la coordination et l’engagement, pas uniquement une FC « basse ».

  • De même, on peut concevoir des entrainements où l’effort soutenu et l’exploration de stratégies comptent au moins autant que l’atteinte d’un seuil rigide.

Lentille d’interprétation : le biofeedback comme jeu de co-régulation

Avec un peu de recul, on peut lire le travail de Tu et ses collègues comme une étude de cas sur la co-régulation. La fréquence cardiaque n’est pas seulement une variable interne ; elle devient une partie d’un système partagé où la physiologie de chaque joueur est à la fois façonnée par, et façonnante pour, le comportement des autres.

Cela s’aligne très bien avec les modèles contemporains de régulation des émotions et de physiologie interpersonnelle :

Nous nous régulons non seulement « dans notre tête », mais aussi via l’interaction, l’attention partagée et les signaux mutuels.
Transformer la régulation physiologique en quelque chose de ludique et de social peut abaisser les barrières pour les populations qui trouvent très difficiles les entrainements introspectifs et silencieux (par exemple certains adolescents, des personnes avec TDAH, ou des profils très évitants ou orientés vers l’extérieur).

En ce sens, One Pulse : Treasure Hunter est moins un jeu de société étrange qu’un aperçu de la façon dont nous pourrions construire des expériences de biofeedback relationnelles — où l’objectif n’est pas seulement « calme-toi », mais « gérez la tension ensemble, sous contraintes ».


La perspective de Brendan

Quittons un instant le laboratoire et le café-jeux pour entrer dans le cabinet. Quel lien entre un jeu de déduction sociale basé sur la fréquence cardiaque et des protocoles de neurofeedback ÉEG, des séances de respiration à la fréquence de résonance, ou des plans de traitement guidés par qÉEG ? En réalité, beaucoup de choses.

1. L’engagement n’est pas un luxe ; c’est un mécanisme

Le neurofeedback et le biofeedback vivent ou meurent sur l’engagement. Si le client s’ennuie, est opposant, ou émotionnellement « déconnecté », même les protocoles SMR ou alpha les mieux réglés donneront des résultats en demi-teinte. Tu et ses collègues posent, en filigrane, la question suivante :

Comment rendre l’engagement physiologique intrinsèquement amusant, tendu, signifiant ?

De mon point de vue clinique, ce n’est pas un vernis de « gamification » autour du « vrai » travail ; cela fait partie du mécanisme d’apprentissage. Le conditionnement opérant et la régulation volontaire reposent sur l’attention, la motivation et la saillance émotionnelle.

Un adolescent avec un trouble du comportement qui se moque complètement de sa courbe de respiration pourrait se soucier énormément du fait que sa fréquence cardiaque le trahisse dans un bluff, ou que son équipe perde parce qu’il n’a pas réussi à rester calme sous pression. L’apprentissage physiologique est le même — l’enrobage narratif change totalement. Il faut simplement se souvenir de revenir aux choses plus « ennuyeuses » ensuite, pour vérifier que le transfert se produit bien.

2. Du training individuel aux laboratoires de co-régulation

La plupart des séances de neurofeedback se font en face-à-face : client et clinicien, parfois avec un parent ou un partenaire. Le biofeedback est de plus en plus proposé en groupe (surtout la VFC ou les ateliers de relaxation), mais souvent encore sous la forme « chacun fait son exercice dans la même pièce ».

Cet article nous pousse vers un paradigme différent

Et si certaines séances étaient explicitement des séances de co-régulation, où l’état physiologique du groupe devient la cible d’entrainement ?

Imaginez :

  • Un petit groupe d’adolescents portant des capteurs de FC et peut-être un ou deux capteurs ÉEG, qui doivent maintenir ensemble une « barre de calme » partagée dans une zone cible tout en résolvant des énigmes.

  • Un duo parent–enfant chargé de faire baisser leur activation combinée pour débloquer la prochaine étape d’une tâche coopérative.

  • Un musicien anxieux en performance et son professeur apprenant à reconnaître et moduler conjointement les changements de FC/ÉEG pendant des performances simulées.

La leçon de One Pulse : Treasure Hunter est claire : la physiologie devient beaucoup plus engageante lorsqu’elle est relationnelle et qu’elle a des conséquences dans l’espace partagé.

3. Traduire les principes de design en neurofeedback ÉEG

Parlons protocoles. On peut se demander à juste titre : comment passer de mécaniques basées sur la fréquence cardiaque à des entrainements centrés sur l’ÉEG ? Une façon de voir les choses : garder la logique de design, mais changer les signaux.

  • Pour l’inhibition comportementale et le contrôle des impulsions, on travaille souvent avec l’entrainement SMR (12–15 Hz) sur les régions centrales (par exemple Cz, C3/C4), parfois combiné à une suppression thêta.

  • Pour l’anxiété et le stress, l’augmentation de l’alpha (8–12 Hz) sur les sites postérieurs (Pz, O1/O2) ou sur la ligne médiane, souvent en parallèle d’exercices de respiration VFC, est un choix fréquent.

  • Pour l’attention, l’entrainement du ratio thêta/bêta sur les régions frontales ou centrales (par exemple Fz, Cz) est courant.

Au lieu de simplement récompenser ces bandes avec un feedback discret et une animation générique, on peut s’inspirer de Tu et al. :

Événements basés sur des seuils :

  • Lorsque le SMR reste au-dessus du seuil pendant X secondes, un élément de jeu coopératif progresse (un pont se construit, une porte s’ouvre, un avatar partagé avance).

  • Si la thêta « explose » (distraction) au mauvais moment, le groupe perd un « jeton de focus ».

Mécaniques de synchronisation :

  • Deux clients qui s’entrainent ensemble peuvent être récompensés lorsque tous deux maintiennent l’alpha ou le SMR dans la zone cible simultanément, encourageant non seulement l’autorégulation mais aussi le pacing empathique et le calme partagé.

Modulation de la visibilité :

  • Parfois, on montre l’« indicateur d’état » ÉEG de tout le monde ; parfois seulement celui d’une personne et les autres doivent deviner. Cela fait écho au masquage temporaire de la FC dans One Pulse et transforme l’état interne en mystère ludique à inférer.

L’idée clé : les paramètres ÉEG deviennent des règles actives dans un mini-monde partagé, et non de simples barres en arrière-plan.

4. Individualisation : une cible toujours en mouvement

Les enjeux d’équité soulevés par l’étude sur le jeu (certains ont une FC de repos plus élevée, d’autres montent plus vite en activation) reflètent très directement ce que nous rencontrons avec l’ÉEG et la VFC :

  • Certains clients ont une VFC faible mais une motivation énorme ; d’autres ont des lignes de base « normales » mais une régulation affective fragile.

  • Certains présentent des profils qÉEG très déviants (excès de thêta frontale, alpha postérieur faible) ; d’autres, des particularités plus subtiles.

Dans le jeu comme en clinique, la réponse est : individualiser les seuils et les significations.

Concrètement, cela ressemble à :

  • Utiliser des évaluations qÉEG pour identifier des patrons de déviation pertinents avant de démarrer un entrainement ÉEG.

  • Régler les seuils de feedback de façon à ce que les premières séances récompensent des améliorations relativement modestes (approximations successives), et qu’ensuite seulement, on exige une régulation plus stable et robuste.

  • En configuration de groupe ou dyadique, expliquer explicitement que chaque système nerveux est différent et que le jeu/feedback est ajusté à cet individu — afin d’éviter la spirale « mon cœur est cassé » ou « mon cerveau est pire que le leur ».

La décision de Tu et ses collègues de définir les seuils de FC en référence à la ligne de base (somme des FC de repos + 10 bpm) est exactement le type d’individualisation que nous cherchons à reproduire dans les protocoles ÉEG.

5. Techniques complémentaires : VFC, respiration et au-delà

Les missions de One Pulse — retenir sa respiration, rester immobile, se tenir la main — sont des versions ludiques de techniques que nous utilisons déjà en clinique : respiration à rythme, immobilité, co-régulation tactile.

En pratique, nous pourrions :

Combiner un entrainement VFC (respiration à la fréquence de résonance autour de 0,1 Hz) avec :

  • Une diminution du bêta frontal pour la rumination et la « surchauffe » cognitive.

  • Une augmentation de l’alpha postérieur pour la relaxation et l’ancrage sensoriel.

Associer l’entrainement SMR à de petites tâches concrètes qui testent l’inhibition comportementale (par exemple « n’appuie pas sur la touche quand X apparaît »), mais intégrer ces tâches dans un récit cohérent ou un défi coopératif plutôt que dans des stimuli répétitifs et stériles.

On peut presque imaginer une « chasse au trésor » clinique : chaque période réussie de régulation (VFC stable, SMR consistant, ratio thêta/bêta réduit) révèle des morceaux d’une image, d’une histoire ou d’une énigme plus large, ayant une signification personnelle pour le client. La physiologie, encore une fois, ne flotte pas dans le vide ; elle fait quelque chose dans son monde.

6. Recherche vs pratique réelle : des contraintes différentes

Tu et ses collègues travaillent dans des configurations soigneusement contrôlées, avec un matériel uniforme (Polar H10, iPhone 7), un nombre de joueurs fixe et un jeu spécifique. En pratique clinique, nous jonglons avec :

  • Des horaires imprévisibles.

  • Un matériel variable (d’amplificateurs cliniques de haute qualité à des casques grand public parfois discutables).

  • Le contexte ! (par exemple la présence de membres de la famille dans la salle).

  • Des contraintes de temps (45–60 minutes pour l’anamnèse, les explications, la mise en place, le nettoyage des artefacts et l’entrainement proprement dit).

Nous n’avons donc pas besoin de reproduire One Pulse à l’identique en cabinet. Nous pouvons en revanche emprunter des motifs :

  • De courtes mini-phases clairement structurées (des « missions ») avec un début et une fin explicites, similaires à leurs cartes Trésor.

  • Des liens simples et visibles entre changement physiologique et conséquences signifiantes dans le monde du client.

  • Des « manches sociales » occasionnelles, où plusieurs personnes (par exemple des membres de la famille) partagent la responsabilité de maintenir une métrique dans la zone cible.

La recherche souligne aussi l’importance d’un onboarding soigneux. Les experts de la Phase 3 insistent pour que les premiers tours du jeu servent essentiellement de tutoriel vivant, plutôt que de déverser un livret de règles sur les joueurs. En neurofeedback, cela correspond à :

  • Garder les premières séances légères, exploratoires et orientées vers la réussite.

  • Utiliser des métaphores et des visuels simples (« charger une batterie », « garder le navire stable ») plutôt que d’entrer tout de suite dans des descriptions techniques denses.

7. Un avertissement doux : ne transformez pas la thérapie en interrogation

Dernier point, plus critique. En lisant cette étude, il est tentant de penser : « Parfait, on peut savoir quand quelqu’un ment grâce à la fréquence cardiaque. » Même dans le contexte ludique du jeu, c’est hasardeux. Dans le contexte clinique, c’est un piège.

Le neurofeedback et le biofeedback sont à leur meilleur lorsqu’ils cultivent la curiosité, le sentiment d’efficacité personnelle et la compassion envers son propre système nerveux. Si nous importons trop littéralement la logique de « détection » — utiliser la physiologie pour prendre les gens en défaut — nous risquons de reproduire, au cœur de l’espace thérapeutique, certaines des dynamiques les moins aidantes du monde scolaire, professionnel ou judiciaire.

Ma recommandation, inspirée de One Pulse, est d’utiliser la physiologie contre le défi, pas contre la personne. Le « boss » dans le jeu peut « se nourrir » de l’activation du groupe ; l’énigme peut ne se résoudre que lorsque tout le monde est plus calme. L’« adversaire », c’est le scénario, pas le système nerveux du client.

Si l’on respecte cette ligne, on peut emprunter toute la créativité et la ludicité du jeu de Tu et ses collègues, sans importer une énergie adversariale dans un espace qui devrait rester dédié au soin.


Conclusion

Le travail de Tu et ses collègues sur Designing Biofeedback Board Games: The Impact of Heart Rate on Player Experience montre que la fréquence cardiaque peut être bien plus qu’une ligne discrète en arrière-plan. Elle peut devenir une mécanique vivante qui façonne la coopération, la tromperie, la tension et les éclats de rire autour d’une table.

En explorant systématiquement comment intégrer la FC dans des jeux de société hybrides — via des entretiens, du design participatif, des revues d’experts et un prototype jouable — les auteurs cartographient des compromis de conception qui devraient résonner avec toute personne travaillant en biofeedback ou neurofeedback :

  • À quel point les données physiologiques doivent-elles être visibles ?

  • Comment respecter les lignes de base individuelles et l’équité ?

  • Comment l’espace physique et la disposition des joueurs modifient-ils le sentiment de sécurité, d’exposition ou d’engagement ?

  • Quels types de règles rendent la physiologie signifiante sans en faire un outil de jugement ?

Pour la pratique clinique, le message est encourageant : nous pouvons rendre l’entrainement physiologique plus engageant, plus social et plus ludique sans sacrifier la rigueur scientifique ni les objectifs thérapeutiques. En nous inspirant de One Pulse : Treasure Hunter, nous pouvons imaginer des expériences de neurofeedback et de biofeedback où les signaux du corps ne sont pas simplement « corrigés », mais invités dans des histoires, des jeux et des missions partagées.

Au fond, la physiologie aime le contexte. Qu’il s’agisse d’une table en bois recouverte de cartes et de rires, ou d’un cabinet calme avec bonnet ÉEG et capteurs de respiration, notre système nerveux apprend le mieux lorsque le feedback qu’il reçoit est riche, signifiant et émotionnellement vivant. Mettre ce principe au service du changement — avec soin et créativité — est l’une des façons les plus puissantes d’aider les cerveaux et les corps à évoluer dans la bonne direction.


Références

Tu, J., Kukshinov, E., Mogavi, R. H., Wang, D. M., & Nacke, L. E. (2025). Designing biofeedback board games: The impact of heart rate on player experience. In CHI ’25: Proceedings of the 2025 CHI Conference on Human Factors in Computing Systems (21 pp.). ACM. https://doi.org/10.1145/3706598.3713543

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